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L'Éducation sentimentale déconstruit le roman classique tout en construisant simultanément le roman moderne, et il incorpore cette ambiguïté qui le rend inclassifiable. À cause de cela, on risque de le lire aujourd'hui avec le même ennui que beaucoup de contemporains de Flaubert, qui furent agacés par les esquives systématiques avec lesquelles cet auteur a évité le romanesque, c'est-à-dire l'image extraordinaire (et plus directe, simple, communément entendue) du réel. Flaubert a pris ici, comme dans toutes ses meilleures œuvres, le parti du banal, cette autre image, plus vraie et subtile du réel, mais aussi beaucoup plus difficile à saisir. Il a même réussi à rendre le banal passionnant. C'est là que réside le génie de Flaubert et la modernité de ce roman, dont l'influence sur la prose qui a suivi est véritablement incalculable. Je confesse que j'étais assez ennuyé lors de ma première lecture, il y a quelques années — en revanche, Madame Bovary m'a toujours passionné, je l'ai lue une dizaine de fois — mais cette fois-ci, j'ai lu L'Éducation sentimentale d'un bout à l'autre avec enthousiasme, émerveillé par cette force et cette beauté inattendues qui se cachent dans le filigrane même du banal et qui peuvent facilement passer inaperçues. Il n'y a, par exemple, aucun final de roman qui m'ait touché autant que cette scène de jeunesse dont Frédéric, déjà plus très jeune, se souvient. Ce petit flashback est totalement dénué de dramatisme, il est simple et candide, mais il m'a bouleversé jusqu'au fond de l'âme.
Une autre réflexion:
Michelangelo Antonioni, en regardant les peintures de Rothko, lui dit: « Elles sont comme mes films, elles traitent du rien avec précision ! » Mais le grand prédécesseur, tant du réalisateur que du peintre, a été bien sûr l’écrivain Flaubert. Il a été le premier artiste à traiter le rien avec précision. Le quotidien, la banalité des personnages qui ne se distinguent jamais par quelque chose d’extraordinaire, sont néanmoins observés avec une attention minutieuse qui amplifie leur petitesse, montre leur insignifiance avec une telle précision dans les détails qu'elle révèle en effet ce « rien » comme paradoxalement plein. L'Éducation sentimentale est "l'aventure" – terme profondément relativisé par Antonioni dans son film homonyme – du jeune Frédéric. Ce dernier, par manque d'énergie et d'application, à travers de petites mésaventures, rate un grand amour, une grande amitié, une carrière et finalement sa vie entière. Il rate tout d'une manière nullement spectaculaire, plutôt anodine, simplement parce qu'il n'est pas un héros, mais un individu assez ordinaire, sans destin, donc pas livresque, « sans qualités », comme dirait Musil. En somme, rien de ce qui se passe avec Frédéric n’est intéressant, mais ce rien dont tout le livre traite est bien plus qu'intéressant. Il a ses subtilités et ses abîmes qui impriment chaque page.
Il n'y a rien qui caractérise mieux la modernité que le rien. Mais ceci prend beaucoup de formes. Peut-être une infinité. Le rien de l'époque de Flaubert, puis de celle de Rothko et Antonioni, ou de la nôtre, est bien sûr différent en ses manifestations, mais toujours le même zéro comme résultat, somme toute, de la modernité. La modernité n’est pas une époque, mais l'impossibilité d’une époque quelconque. Son produit est le vide, car elle ne possède que des formes changeantes, donc aucune. Cette non-époque, qui tend vers l'infini, efface constamment ses traces. Cependant, toutes ces traces sont assez entremêlées pour former des labyrinthes éphémères; les individus qui y errent sont de plus en plus atomisés et leurs relations s’accélèrent, s’interposent, se fragmentent en mouvements browniens. Comment enregistrer cela? Ce livre est peut-être la première réponse jamais donnée. C’était la grande découverte de Flaubert que le néant (dont le hasard de l’ordinaire n'est qu'une manifestation) possède toujours une certaine texture, et donc virtuellement aussi un texte (ou une toile, ou le grand écran, selon l’artiste) où il peut s’imprimer avec plus ou moins de précision.
Une autre réflexion:
Michelangelo Antonioni, en regardant les peintures de Rothko, lui dit: « Elles sont comme mes films, elles traitent du rien avec précision ! » Mais le grand prédécesseur, tant du réalisateur que du peintre, a été bien sûr l’écrivain Flaubert. Il a été le premier artiste à traiter le rien avec précision. Le quotidien, la banalité des personnages qui ne se distinguent jamais par quelque chose d’extraordinaire, sont néanmoins observés avec une attention minutieuse qui amplifie leur petitesse, montre leur insignifiance avec une telle précision dans les détails qu'elle révèle en effet ce « rien » comme paradoxalement plein. L'Éducation sentimentale est "l'aventure" – terme profondément relativisé par Antonioni dans son film homonyme – du jeune Frédéric. Ce dernier, par manque d'énergie et d'application, à travers de petites mésaventures, rate un grand amour, une grande amitié, une carrière et finalement sa vie entière. Il rate tout d'une manière nullement spectaculaire, plutôt anodine, simplement parce qu'il n'est pas un héros, mais un individu assez ordinaire, sans destin, donc pas livresque, « sans qualités », comme dirait Musil. En somme, rien de ce qui se passe avec Frédéric n’est intéressant, mais ce rien dont tout le livre traite est bien plus qu'intéressant. Il a ses subtilités et ses abîmes qui impriment chaque page.
Il n'y a rien qui caractérise mieux la modernité que le rien. Mais ceci prend beaucoup de formes. Peut-être une infinité. Le rien de l'époque de Flaubert, puis de celle de Rothko et Antonioni, ou de la nôtre, est bien sûr différent en ses manifestations, mais toujours le même zéro comme résultat, somme toute, de la modernité. La modernité n’est pas une époque, mais l'impossibilité d’une époque quelconque. Son produit est le vide, car elle ne possède que des formes changeantes, donc aucune. Cette non-époque, qui tend vers l'infini, efface constamment ses traces. Cependant, toutes ces traces sont assez entremêlées pour former des labyrinthes éphémères; les individus qui y errent sont de plus en plus atomisés et leurs relations s’accélèrent, s’interposent, se fragmentent en mouvements browniens. Comment enregistrer cela? Ce livre est peut-être la première réponse jamais donnée. C’était la grande découverte de Flaubert que le néant (dont le hasard de l’ordinaire n'est qu'une manifestation) possède toujours une certaine texture, et donc virtuellement aussi un texte (ou une toile, ou le grand écran, selon l’artiste) où il peut s’imprimer avec plus ou moins de précision.