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Ce livre est un pamphlet écrit au siècle dernier par un professeur de littérature américain, dans lequel l'Orientalisme est dénoncé comme une imposture pernicieuse qui véhiculerait depuis deux siècles une fausse image négative et raciste des habitants de l'Orient, qui masquerait un dessein caché de domination et d'asservissement, et aurait conduit, du fait de son vain prestige de prétendue science, hier les gouvernements d'Europe au colonialisme et aujourd'hui celui des États-Unis à une politique injuste. Cette prétendue science, au lieu de se baser sur l'observation, la rigueur, la probité, les faits, serait en fait la répétition éternelle et stérile de poncifs aussi odieux qu'imaginaires, créés de toute pièce par la malveillance de ses fondateurs.
Sitôt couchés par écrits, les thèses de ces hommes malfaisants acquirent un pourvoir extraordinaire : ceux qui ingénument les lisaient étaient soudain sous l'empire d'un maléfice. Devenus totalement incapable de juger par eux même, ils ne faisaient plus que répéter ce qu'ils avaient lu, et leurs opinions prenaient bientôt la force de dogmes. Ainsi, même lorsqu'ils partaient voyager en Orient, ce que leurs yeux et leurs oreilles auraient du leur enseigner pour les détromper ne parvenaient plus à leur entendement ensorcelé : ils ne vivaient qu'a travers un prisme déformant qui ne faisait que confirmer leurs erreurs, comme si un éclat du miroir de la reine des neige s'était logé dans leur œil et avait refroidi leur cœur et leur intelligence. C'est pour délivrer le monde gémissant sous l'emprise de ces opinions infâmes que l'auteur se propose de les confondre en mettant sous nos yeux les écrits coupables, xénophobes, condescendants et essentialistes des savants, géographes, écrivains, agent secrets et politiciens occidentaux. Ainsi, ayant brisé la pierre de rosette et les tablettes cunéiformes, brulé les rouleaux de papyrus, les dictionnaires et les grammaires, chassé les docteurs et les étudiants des universités, et s'étant désaltéré dans l'onde purifiante du Léthé, les hommes détrompés de leurs erreurs pourront enfin se jeter dans les bras les uns des autres, unis par l'amitié et la concorde, rendus enfin capables de comprendre l'autre dans sa différence et sa singularité.
Mais avant d'entamer la danse de Saint Guy à ces airs de pipeau et de fifrelin, examinons par acquis de conscience l'âme noire de celui qui le premier - selon lui, car en réalité, il y en a eu un nombre incroyable - a eu l'idée de s'intéresser à l'Orient contemporain, celui qui a précédé l'expédition de Napoléon en Égypte, Constantin de Volney. Or bizarrement, loin de voir dans les orientaux un type unique, Volney nous brosse au contraire le portrait d'une foule de peuples aux mœurs et croyances diverses, là où Said parle uniquement d'Oriental, d'arabe et de musulman comme si ces termes étaient de toute évidence synonymes. De même, loin de considérer comme supérieur moralement ceux qui sont riches et puissants, c'est chez les plus pauvres des nomades bédouins du désert auprès desquels il vit que Volney trouve le plus de sagesse et d'humanité. Loin d'avoir le cœur sec, il ne cesse de gémir contre les désastres de la pauvreté et des malheurs qui frappent la population, et cherche la cause dans le régime politique, les mœurs, l'éducation, et non pas la race ou le climat : il a les mots les plus durs contre la théorie des climats de Montesquieu. Enfin, loin de méditer une invasion après avoir constaté la faiblesse de l'armée ottomane, il exhorte ses compatriotes par les arguments les plus forts à ne pas tenter d'aventure militaire qui ne serait souhaitable pour personne. Au contraire, de retour en France, il devient député du tiers état des états généraux, et s'engage résolument et activement pour une révolution qui proclame les droits universels de l'être humain. A aucun moment Volney ne profère la moindre idée raciste ou impérialiste, bien au contraire. Mais où est donc le croque-mitaine ? Pourquoi l'auteur brosse-t-il du premier des orientalistes un portrait si contraire à la réalité? Quelles sont ses motivations ?
A mon avis, le grand péché originel de Volney est de décrire un Orient qui ne correspond pas à ce que Said voudrait qu'il soit. Au lieu de décrire un lieu idyllique où règnent la justice, la prospérité et la tolérance, protégeant les pauvres et les minorités, chacun vivant en bonne intelligence, il brosse plutôt le portait hideux et triste des ravages du despotisme, de l'ignorance et de la rapine sous le gouvernements non pas des Européens, mais des Turcs, et où la religion est un instrument de domination au mains d'hommes injustes. Comme c'est insupportable, il ne faut pas que cela soit. Et pour cela, Said le répète ad nauseam, l'Orient réel n'existe pas, il ne peut être qu'imaginaire, et issu de la malice de personnes mal intentionnées. Il ne peut pas y avoir un empire Ottoman critiquable, car seuls les orientalistes occidentaux peuvent être impérialistes, mauvais, coupables, exploiteurs et responsables des malheurs du monde. Il faut donc, selon lui, détruire toute possibilité d'étude, l'ensevelir sous un tombereau d'opprobre, afin que pétrifié par une terreur quasi-mystique, personne n'ose plus étudier l'Orient ancien d'avant la colonisation. Car étudier, c'est prendre le risque de parfois porter des jugements négatifs sur ce que l'on découvre. Et communiquer ces découvertes, c'est servir un carburant potentiel à l'erreur du racisme, et à l'injustice du colonialisme. Mais l'auteur va plus loin puisqu'il fait de l'étude de l'Orient non pas simplement la belle couleur dont se sert hypocritement l'injustice pour déguiser ses méfaits, ou l'instrument qu'elle utilise perfidement pour parvenir à ses fins, il en fait carrément le moteur et l'âme pensante d'un dessein maléfique. Il faut donc pour lui stopper l'étude, ou la faire plutôt par une méthode plus correcte, c'est à dire en partant du résultat souhaité qui doit être une admiration sans bornes ni réserves.
La démonstration est aisée et très convaincante. Elle consiste à projeter une accumulation d'éléments soigneusement choisis sur un spectre très simple : dès qu'il y a une injustice commise ou une erreur affirmée, le persécuteur ou menteur est nécessairement un savant orientaliste occidental, et l'oriental est forcément la pauvre victime innocente. Il est facile de choisir parmi la foule des personnages réactionnaires et bornés, demi-savants, falots qui ont hanté l'Orient dans des voyages oiseux au XIXème siècle pour trouver dans leurs écrits des poncifs éculés. Un peu d'ironie facile permet toujours de leur donner une teinte franchement malveillante et odieuse. Flaubert est un bon candidat pour cet exercice. C'est peut-être un écrivain avec des qualités, mais certainement pas celles de quelqu'un d'ouvert et de compréhensif. Quasiment trainé de force dans ce voyage par un ami, il ne fait que s'y ennuyer, dauber sur les gens, et courir les bordels. Or le fait est qu'il se comporte exactement de la même façon chez lui. Mais ça, Said ne le dit pas : il en fait plutôt un symbole typique de l'orientaliste vicieux et lubrique qui vient chercher ailleurs le frisson prétendument interdit chez lui et trouver la confirmation de sa supériorité. En réalité, Flaubert se sent tout autant supérieur au pauvre oriental, qu'au bourgeois croisé dans une étape ou à Paris, qu'au prolétaire français qui lutte pour la justice : c'est son instruction qui lui fait sentir directement sa supériorité sur l'ignorant, et non pas sa race ou ce qu'il a pu lire dans les orientalistes comme le suggère Said. L'auteur n'a de toute façon aucune espèce de compassion pour les prolétaires occidentaux, ce n'est pour lui dans l'ensemble qu'une vile canaille que l'Europe envoie pour peupler ses colonies et sur les malheurs desquels il ne verserait pas une larme. De toute façon, ni Flaubert, ni Lamartine, ni Nerval, ni Chateaubriand ne sont des hommes de sciences, ce sont des littérateurs privilégiés qui jouissent du loisir et de leur fortune pour écrire des mémoires personnelles sans intérêt ni prétention scientifique orientaliste. Fonder une démonstration sur leurs états d'âme est une plaisanterie, mais voilà ce qui arrive quand la littérature prend le pas sur l'histoire.
Enfin, que des agents des gouvernements instruits des choses de l'Orient aient pu être les instruments du colonialisme, c'est évident. Il est clair que l'étude de l'Orient est un expédient utile et un prétexte commode. Mais comment peut-il en être la cause et l'origine ? Comment le but de l'étude ne peut être nécessairement que la domination ? Pourquoi ne pas indiquer qu'il y eut pour soutenir le projet colonial besoin d'une propagande forte? Que beaucoup se sont élevés contre cette direction prise? Comment ne pas parler des luttes révolutionnaires qui agitent l'Europe du XIXème ? C'est laisser entendre bien trop clairement que ce projet a été unanimement soutenu depuis toujours par les savants occidentaux obsédé par la peur de l'Orient et la volonté frénétique de le détruire. Il remonte jusqu'aux grecs, qui pour le besoin de la cause, sont mis avec l'Occident, au mépris de la géographie et du plus élémentaire sens commun!
Ainsi, lorsqu'au bout de cinq cent pages d'exposition de turpitudes et d'extravagances bien choisies et rendues bien odieuses, presque sans aucune nuance ni contrepoids, on en vient à croire, pour peu qu'on fasse confiance à l'auteur qui en impose par ses titres universitaires et son apparente modestie, que la démonstration est faite: la science est à retirer des mains des orientalistes, car elle ne peut leur être utile à rien d'autre qu'à corrompre leur sens moral. A mon avis, la preuve est plutôt faite que s'il est un prétendu orientalisme qui est réducteur, essentialiste, partiel, aveugle et biaisé, l'auteur en est le véritable chef de file. Il cherche la paille dans l'œil du voisin sans voir la poutre dans le sien: on aurait préféré qu'il ne se livre pas aux mêmes erreurs qu'il dénonce pour accueillir son ouvrage avec une meilleure estime. On reste abasourdi après avoir l'avoir vu attaquer tel un sycophante sur un angle particulièrement simpliste une question complexe, souhaiter benoîtement avoir contribué à la paix et la compréhension entre les peuples. C'est plutôt abonder dans la thèse du choc des civilisations, attiser le ressentiment des anciens pays coloniaux, galvaniser la colère suscitée par les frustrations.
Dans la postface, écrite longtemps après la première édition, l'auteur prend heureusement des distances avec son écrit, et explique que les fondamentalistes, qui s'inspirent depuis de son livre pour rejeter en bloc l'occident, l'auraient mal compris. C'est bien plaisant! Je crois plutôt qu'ils l'ont fort bien compris, et que Said, finalement gêné de voir les beaux fruits de son travail, se réfugie dans la déni. Détruire la science est une folie, c'est en elle et non dans nos préjugés qu'il faut réguler nos opinions, nos mœurs et notre conduite. C'est bien l'ignorance qui est, avec l'envie, la source de nos maux. Il faut bien au contraire corriger les erreurs en les identifiant, et non bâtir des échafaudages branlants de procès d'intentions et d'erreurs, pour rendre le savoir dans son ensemble odieux et suspect. En somme, un livre franchement irritant par son ignorance et sa malveillance.
Sitôt couchés par écrits, les thèses de ces hommes malfaisants acquirent un pourvoir extraordinaire : ceux qui ingénument les lisaient étaient soudain sous l'empire d'un maléfice. Devenus totalement incapable de juger par eux même, ils ne faisaient plus que répéter ce qu'ils avaient lu, et leurs opinions prenaient bientôt la force de dogmes. Ainsi, même lorsqu'ils partaient voyager en Orient, ce que leurs yeux et leurs oreilles auraient du leur enseigner pour les détromper ne parvenaient plus à leur entendement ensorcelé : ils ne vivaient qu'a travers un prisme déformant qui ne faisait que confirmer leurs erreurs, comme si un éclat du miroir de la reine des neige s'était logé dans leur œil et avait refroidi leur cœur et leur intelligence. C'est pour délivrer le monde gémissant sous l'emprise de ces opinions infâmes que l'auteur se propose de les confondre en mettant sous nos yeux les écrits coupables, xénophobes, condescendants et essentialistes des savants, géographes, écrivains, agent secrets et politiciens occidentaux. Ainsi, ayant brisé la pierre de rosette et les tablettes cunéiformes, brulé les rouleaux de papyrus, les dictionnaires et les grammaires, chassé les docteurs et les étudiants des universités, et s'étant désaltéré dans l'onde purifiante du Léthé, les hommes détrompés de leurs erreurs pourront enfin se jeter dans les bras les uns des autres, unis par l'amitié et la concorde, rendus enfin capables de comprendre l'autre dans sa différence et sa singularité.
Mais avant d'entamer la danse de Saint Guy à ces airs de pipeau et de fifrelin, examinons par acquis de conscience l'âme noire de celui qui le premier - selon lui, car en réalité, il y en a eu un nombre incroyable - a eu l'idée de s'intéresser à l'Orient contemporain, celui qui a précédé l'expédition de Napoléon en Égypte, Constantin de Volney. Or bizarrement, loin de voir dans les orientaux un type unique, Volney nous brosse au contraire le portrait d'une foule de peuples aux mœurs et croyances diverses, là où Said parle uniquement d'Oriental, d'arabe et de musulman comme si ces termes étaient de toute évidence synonymes. De même, loin de considérer comme supérieur moralement ceux qui sont riches et puissants, c'est chez les plus pauvres des nomades bédouins du désert auprès desquels il vit que Volney trouve le plus de sagesse et d'humanité. Loin d'avoir le cœur sec, il ne cesse de gémir contre les désastres de la pauvreté et des malheurs qui frappent la population, et cherche la cause dans le régime politique, les mœurs, l'éducation, et non pas la race ou le climat : il a les mots les plus durs contre la théorie des climats de Montesquieu. Enfin, loin de méditer une invasion après avoir constaté la faiblesse de l'armée ottomane, il exhorte ses compatriotes par les arguments les plus forts à ne pas tenter d'aventure militaire qui ne serait souhaitable pour personne. Au contraire, de retour en France, il devient député du tiers état des états généraux, et s'engage résolument et activement pour une révolution qui proclame les droits universels de l'être humain. A aucun moment Volney ne profère la moindre idée raciste ou impérialiste, bien au contraire. Mais où est donc le croque-mitaine ? Pourquoi l'auteur brosse-t-il du premier des orientalistes un portrait si contraire à la réalité? Quelles sont ses motivations ?
A mon avis, le grand péché originel de Volney est de décrire un Orient qui ne correspond pas à ce que Said voudrait qu'il soit. Au lieu de décrire un lieu idyllique où règnent la justice, la prospérité et la tolérance, protégeant les pauvres et les minorités, chacun vivant en bonne intelligence, il brosse plutôt le portait hideux et triste des ravages du despotisme, de l'ignorance et de la rapine sous le gouvernements non pas des Européens, mais des Turcs, et où la religion est un instrument de domination au mains d'hommes injustes. Comme c'est insupportable, il ne faut pas que cela soit. Et pour cela, Said le répète ad nauseam, l'Orient réel n'existe pas, il ne peut être qu'imaginaire, et issu de la malice de personnes mal intentionnées. Il ne peut pas y avoir un empire Ottoman critiquable, car seuls les orientalistes occidentaux peuvent être impérialistes, mauvais, coupables, exploiteurs et responsables des malheurs du monde. Il faut donc, selon lui, détruire toute possibilité d'étude, l'ensevelir sous un tombereau d'opprobre, afin que pétrifié par une terreur quasi-mystique, personne n'ose plus étudier l'Orient ancien d'avant la colonisation. Car étudier, c'est prendre le risque de parfois porter des jugements négatifs sur ce que l'on découvre. Et communiquer ces découvertes, c'est servir un carburant potentiel à l'erreur du racisme, et à l'injustice du colonialisme. Mais l'auteur va plus loin puisqu'il fait de l'étude de l'Orient non pas simplement la belle couleur dont se sert hypocritement l'injustice pour déguiser ses méfaits, ou l'instrument qu'elle utilise perfidement pour parvenir à ses fins, il en fait carrément le moteur et l'âme pensante d'un dessein maléfique. Il faut donc pour lui stopper l'étude, ou la faire plutôt par une méthode plus correcte, c'est à dire en partant du résultat souhaité qui doit être une admiration sans bornes ni réserves.
La démonstration est aisée et très convaincante. Elle consiste à projeter une accumulation d'éléments soigneusement choisis sur un spectre très simple : dès qu'il y a une injustice commise ou une erreur affirmée, le persécuteur ou menteur est nécessairement un savant orientaliste occidental, et l'oriental est forcément la pauvre victime innocente. Il est facile de choisir parmi la foule des personnages réactionnaires et bornés, demi-savants, falots qui ont hanté l'Orient dans des voyages oiseux au XIXème siècle pour trouver dans leurs écrits des poncifs éculés. Un peu d'ironie facile permet toujours de leur donner une teinte franchement malveillante et odieuse. Flaubert est un bon candidat pour cet exercice. C'est peut-être un écrivain avec des qualités, mais certainement pas celles de quelqu'un d'ouvert et de compréhensif. Quasiment trainé de force dans ce voyage par un ami, il ne fait que s'y ennuyer, dauber sur les gens, et courir les bordels. Or le fait est qu'il se comporte exactement de la même façon chez lui. Mais ça, Said ne le dit pas : il en fait plutôt un symbole typique de l'orientaliste vicieux et lubrique qui vient chercher ailleurs le frisson prétendument interdit chez lui et trouver la confirmation de sa supériorité. En réalité, Flaubert se sent tout autant supérieur au pauvre oriental, qu'au bourgeois croisé dans une étape ou à Paris, qu'au prolétaire français qui lutte pour la justice : c'est son instruction qui lui fait sentir directement sa supériorité sur l'ignorant, et non pas sa race ou ce qu'il a pu lire dans les orientalistes comme le suggère Said. L'auteur n'a de toute façon aucune espèce de compassion pour les prolétaires occidentaux, ce n'est pour lui dans l'ensemble qu'une vile canaille que l'Europe envoie pour peupler ses colonies et sur les malheurs desquels il ne verserait pas une larme. De toute façon, ni Flaubert, ni Lamartine, ni Nerval, ni Chateaubriand ne sont des hommes de sciences, ce sont des littérateurs privilégiés qui jouissent du loisir et de leur fortune pour écrire des mémoires personnelles sans intérêt ni prétention scientifique orientaliste. Fonder une démonstration sur leurs états d'âme est une plaisanterie, mais voilà ce qui arrive quand la littérature prend le pas sur l'histoire.
Enfin, que des agents des gouvernements instruits des choses de l'Orient aient pu être les instruments du colonialisme, c'est évident. Il est clair que l'étude de l'Orient est un expédient utile et un prétexte commode. Mais comment peut-il en être la cause et l'origine ? Comment le but de l'étude ne peut être nécessairement que la domination ? Pourquoi ne pas indiquer qu'il y eut pour soutenir le projet colonial besoin d'une propagande forte? Que beaucoup se sont élevés contre cette direction prise? Comment ne pas parler des luttes révolutionnaires qui agitent l'Europe du XIXème ? C'est laisser entendre bien trop clairement que ce projet a été unanimement soutenu depuis toujours par les savants occidentaux obsédé par la peur de l'Orient et la volonté frénétique de le détruire. Il remonte jusqu'aux grecs, qui pour le besoin de la cause, sont mis avec l'Occident, au mépris de la géographie et du plus élémentaire sens commun!
Ainsi, lorsqu'au bout de cinq cent pages d'exposition de turpitudes et d'extravagances bien choisies et rendues bien odieuses, presque sans aucune nuance ni contrepoids, on en vient à croire, pour peu qu'on fasse confiance à l'auteur qui en impose par ses titres universitaires et son apparente modestie, que la démonstration est faite: la science est à retirer des mains des orientalistes, car elle ne peut leur être utile à rien d'autre qu'à corrompre leur sens moral. A mon avis, la preuve est plutôt faite que s'il est un prétendu orientalisme qui est réducteur, essentialiste, partiel, aveugle et biaisé, l'auteur en est le véritable chef de file. Il cherche la paille dans l'œil du voisin sans voir la poutre dans le sien: on aurait préféré qu'il ne se livre pas aux mêmes erreurs qu'il dénonce pour accueillir son ouvrage avec une meilleure estime. On reste abasourdi après avoir l'avoir vu attaquer tel un sycophante sur un angle particulièrement simpliste une question complexe, souhaiter benoîtement avoir contribué à la paix et la compréhension entre les peuples. C'est plutôt abonder dans la thèse du choc des civilisations, attiser le ressentiment des anciens pays coloniaux, galvaniser la colère suscitée par les frustrations.
Dans la postface, écrite longtemps après la première édition, l'auteur prend heureusement des distances avec son écrit, et explique que les fondamentalistes, qui s'inspirent depuis de son livre pour rejeter en bloc l'occident, l'auraient mal compris. C'est bien plaisant! Je crois plutôt qu'ils l'ont fort bien compris, et que Said, finalement gêné de voir les beaux fruits de son travail, se réfugie dans la déni. Détruire la science est une folie, c'est en elle et non dans nos préjugés qu'il faut réguler nos opinions, nos mœurs et notre conduite. C'est bien l'ignorance qui est, avec l'envie, la source de nos maux. Il faut bien au contraire corriger les erreurs en les identifiant, et non bâtir des échafaudages branlants de procès d'intentions et d'erreurs, pour rendre le savoir dans son ensemble odieux et suspect. En somme, un livre franchement irritant par son ignorance et sa malveillance.